Eternel Molière
Molière nous appartient, on l’admire, on savoure son théâtre encore et toujours. On l’aime aussi pour sa vie romanesque, ses hauts et ses bas, ses débuts avec Madeleine Béjard et sa troupe l’Illustre Théâtre, ses dettes, ses routes parcourues, son succès bien sûr, l’estime du Roi, ses déboires avec ceux qu’il décrivait trop bien, ses rivaux jaloux, les trahisons, la maladie enfin. Molière est notre ami à tous, éternellement, pour son génie et parce qu’il aimait sa troupe, son public, les gens sincères et dénonçait de toutes ses forces l’hypocrisie et la malveillance.
La Comédie Française, créée sept ans après sa mort, est l’héritière de Molière. On y entretient sa mémoire, on le joue sans cesse en le réinventant, on le fête chaque année, à l’anniversaire de sa naissance, et surtout cette année des 400 ans en rappelant sa devise « Simul et singulis » (ensemble et par chacun).
La fresque « Eternel Molière » présentée ainsi en cinq panneaux est un hommage à cet homme génial, héroïque, généreux, immortel. Les couleurs du théâtre, le rouge, le doré et le noir. Quelques personnages dans la connivence, l’intrigue, la séduction, la résistance face à la rigidité obsessionnelle. L’infaillible complicité avec Madeleine, le conflit, bien sûr, en scène et dans la vie.
Molière et son temps
La lumière et les ombres
Nous commérons cette année le 400ème anniversaire de la naissance de Molière. Nous redécouvrons avec bonheur quelques-unes de ses pièces, des ouvrages et des émissions sur lui et son époque. Quelle belle occasion de prendre conscience du génie de cet homme ! Auteur inventif, peintre incisif des mœurs de son temps, il décrit avec causticité et dérision les obsessions et les vices de ses contemporains. Dénonçant l’hypocrisie et la vanité des dévots et des médecins, l’autorité abusive des pères ou des maris, il a soulevé, bien avant les Lumières, les grandes questions sociales comme la relation au pouvoir, à l’argent, à la religion, la place de la femme. Toutes ces questions sont encore posées et débattues aujourd’hui.
Passionnée d’art et d’histoire, je suis entrée dans la vie de Molière avec gourmandise. Son rapport aux femmes m’a particulièrement touchée. Il leur doit beaucoup en commençant par Madeleine Béjart qui est à l’origine de sa vocation, puis Armande et d’autres encore. Dans le théâtre de Molière les femmes occupent autant de place que les hommes. Sans concession sur leurs travers, il met souvent en scène leur lutte pour se libérer du pouvoir de leur père, mari ou amant.
Le rapport de Molière avec le pouvoir, le roi et la cour est fascinant lorsqu’on imagine à quel point les comédiens étaient si mal considérés. Adulé comme artiste par le roi et le peuple, mais détesté par ses rivaux et les puissants dévots, Molière, comme tous les comédiens, était méprisé par le pouvoir religieux, excommunié. Il est passé de l’ombre à la lumière, puis retourné en paria à l’ombre de cette nuit du 21 février 1673, enterré à l’abri des regards, quatre jours après sa mort.
« Molière et son temps » ne vise pas à illustrer précisément la vie et le théâtre de Molière. J’ai juste voulu exprimer, à ma façon, le plaisir, l’admiration, l’émerveillement et la compassion qu’a suscité en moi, la rencontre de cet homme génial, humain et généreux.
Je me suis intéressée également à la violence de son époque, le contraste abject entre le pouvoir absolu des privilégiés et l’extrême pauvreté, la servitude, de la très grande majorité du peuple, les « sujets ».
Molière a vécu ces extrêmes.
L’or et la boue.
La lumière et les ombres.
Molière universel
« Longtemps on a cru qu’il était si typiquement français, qu’il ne pouvait être réellement compris que par le public de son pays. Mais on le joue, avec le même bonheur, au Mexique et au Brésil qu’en U.R.S.S. ou au Japon. On l’a même joué en burnous, sans qu’il en souffrît. L’universalité est la pierre de touche des grands créateurs. Celle de Molière paraît avoir trois causes : il fait rire, délivrant par son génie comique les hommes de cet univers où chacun s’enferme ; en même temps, il élucide les valeurs permanentes de l’humanité et, juxtaposant, ce qui est la vie même, ses grandeurs et ses ridicules, il donne des leçons de modestie ; ses créatures enfin ne sont point des fantômes parlants, ni des idées-marionnettes, elles brûlent les planches, tant le souffle qui les anime a d’intensité. Mais si elles paraissent aussi vivantes, c’est qu’il les a nourries de sa propre vie, leur donnant toujours plus de lui-même jusqu’à se vider de ses propres forces. En plus du génie, de la passion, du courage et de la patience, il y a ce don de soi qui est le secret de tout. En sorte que, dans le miroir de ses comédies, c’est toujours son visage que l’on voit. »
Georges Bordonove
Molière, génial et familier – Robert Laffont 1967.
Le Paris de Molière
« Paris. Hors la campagne de Saint-Cloud où mon grand-père Cressé possède une maison, je ne connais rien d’autre. Les couleurs ou les humeurs du fleuve, les foires et les carrousels, les étals sur le Pont-Neuf, les planches jetées en travers des rues pour se garder de la boue, les embarras de charrettes à bras, les cavaliers qui bousculent tout ce qui va à pied, les gamins racoleurs, les vendeurs d’oublies, les marchandes d’épingles, les loueuses de sangsues, les crieurs publics, la nuit coupe-gorge, la ronde du guet. Les étuves où je me fais racler la peau, raser le poil et nourrir en potins. Les tavernes où j’apprends ce que la Faculté n’enseignera jamais. Flanquées d’un chaperon ou d’une complice, les filles à marier ou à louer promènent leurs appas dans les jardins du Palais-Royal. On y trouve aussi des garçons, plus propres que dans les faubourgs et très complaisants. Les messieurs en quête d’une dot avantageuse ou d’une heure de plaisir font marché de chair fraiche sous les tilleuls, et dans l’ombre des arcades les contrats qui se passent de notaires sont prestement conclus. Un jour pousse l’autre, pour qui a le goût de l’aventure et une santé robuste tout est possible. Paris est un condensé d’industrie, de débauche, d’injustice, de crime, de misère et d’étourdissante beauté. Un manuel de survie à ciel ouvert. »
Eve de Castro – L’autre Molière – L’Iconoclaste 2022